Témoignages, récits, documents: 1979
Ma première visite à la Cité Universitaire de Paris remonte à mars 1979. À l'occasion du centenaire de la naissance
d'Albert Einstein (1879 – 1955), le directeur de la maison Heinrich Heine, Monsieur Hermann Harder, avait décidé de présenter une exposition sur la vie et l'uvre du grand physicien, et pour donner plus d'éclat à cet événement, il
avait invité plusieurs personnalités de la vie scientifique française et allemande à assister à l'inauguration, y
compris Heinz Maier-Leibnitz, ancien directeur du centre Max von Laue – Paul Langevin à Grenoble, et Alfred Kastler, prix
Nobel de physique en 1966. La cérémonie commença avec ma communication sur l'histoire des relations scientifiques franco-allemandes; ensuite Monsieur Maier-Leibniz
parla de la coopération entre les physiciens des deux pays dans les dernières décennies, et pour terminer,
Monsieur Kastler évoqua ses souvenirs personnels d'Einstein. En tant qu'étudiant de Paul Langevin, il avait
eu l'occasion d'assister à la visite fort controversée d'Einstein au Collège de France en 1922.
Après la partie officielle, un Monsieur vient vers moi pour se présenter: « Je suis René Taton ».
Enchanté de faire ainsi la connaissance du directeur du Centre Alexandre Koyré – le plus important institut
d'histoire des sciences en France –, je m'engage dans une longue conversation avec ce collègue sympathique,
qui se termine avec la promesse de rester en contact et de réfléchir sur des possibilités de coopération. Monsieur
Taton me parle des nombreux professeurs invités qu'il avait déjà reçus, et il m'encourage de m'associer
à son institut si jamais l'occasion se présente.
La suite fut une véritable aventure. La soirée devait se terminer avec un dîner aux chandelles à l'ambassade
allemande dans la rue de Lille, et comme Monsieur Harder ne pouvait pas y aller, il m'avait demandé d'y
accompagner Monsieur Kastler en taxi. Fort surpris de cette proposition, celui-ci m'offre de sa part de me
conduire dans sa propre voiture, une R4 sans âge. Après avoir heurté un obstacle indéfinissable en faisant
marche arrière, nous roulons donc vers le centre de Paris. Peu soucieux des feux rouges, Monsieur Kastler
me raconte une anecdote après l'autre, faisant revivre ainsi tous les grands maîtres de la physique de ce
siècle qu'il a connus – Einstein encore, puis Planck, Heisenberg, de Broglie, et ainsi de suite. Le temps passe
trop vite, et nous arrivons à l'ambassade où on refuse de nous laisser passer. Heureusement, je peux présenter
mon invitation, mais pas de chance pour le Monsieur qui m'avait conduit dans cette voiture rouillée qui
a l’air d’être destinée à la casse. Mes explications (« Prix Nobel, invité personnel de l'ambassadeur », etc.)
n'impressionnent guère ce concierge scrupuleux ; j'arrive à peine à le convaincre de contacter l'ambassade
avant de nous faire faire demi-tour. Un coup de fil, et nous voilà enfin à l'intérieur du Palais Beauharnais
où Monsieur l'ambassadeur nous attend.
Deux ans après, j'ai l'occasion de revenir à la Maison Heinrich Heine, et cette fois-ci à titre de résident
pour trois mois. Entretemps j’avais été nommé professeur d'histoire des sciences à l'université de Hambourg.
Grâce à Monsieur Harder, j'ai appris que dans cette nouvelle fonction, j'avais le droit de présenter ma candidature
auprès du DAAD pour un programme d'échange franco-allemand réservé aux professeurs d'université. Ma
candidature est toute de suite acceptée, l'université de Hambourg m'accorde un congé payé d'un semestre,
et je peux revenir à l'invitation généreuse que Monsieur Taton avait prononcée lors de notre première rencontre.
Ce séjour à Paris, de novembre 1981 à février 1982, ne sera pas le dernier. À plusieurs reprises, je retourne
dans la suite au Centre Koyré à la Rue Colbert pour y enseigner, pour assister à des colloques et pour travailler
dans la belle et riche bibliothèque de cet institut qui deviendra, au fil des ans, mon pied-à-terre professionel
à Paris.
Après ma nomination à l'université de Halle, mes visites à Paris sont devenues plus rares. Mais je
continue de collaborer avec René Taton qui m'a associé à un grand projet d'édition (la correspondance du
mathématicien Leonhard Euler) dont il est devenu co-directeur après avoir pris sa retraite il y a plusieurs
années.
Andreas Kleinert |